Je ne comprends pas. Mon grand-père
m’observe, me contemple pendant que je fais mes devoirs de mathématiques, une
fonction telle que F est égale à 8x2 + 3. Mon grand-père d’ordinaire ouvert me déchiffre
presque craintivement, une ride nerveusement engendrée par un effort inconnu.
Hier, il est venu me chercher à la sortie des cours, provocant ainsi l’hilarité
de tous mes camarades de classe. Je n’en ai pipé mot au long de la soirée,
toutefois, au moment de lui souhaiter une bonne nuit, je lui ai demandé
pourquoi il était venu, «alors que tu sais très bien que j’en ai horreur».
Il m’a tout simplement ignoré. Finalement, j’ai décidé dans l’immédiat de ne
pas aller me coucher et de rejoindre ma grand mère assise sur le divan blanc, «moelleux
et confortable, il a tout pour vous plaire». Elle écoute, manifestement sans
grand intérêt, un de ces feuilletons à l’eau de rose dont l’héroïne subit
toutes les foudres du monde… Elle déclare que cela l’exaspère de ne pouvoir
regarder que ce genre de programmes, la faute à une parabole délabrée, que la
famille a déjà assez de problèmes ainsi pour ajouter ceux des autres. Et
pourtant.
Mon grand-père m’a expliqué, il dit qu’il
s’en excuse, qu’il n’était pas en forme car il avait égaré son alliance
au complexe sportif Leo Lagrange auquel il s’était rendu pour jouer au squatch.
Il avait également prévenu la gendarmerie, laquelle lui avait expliqué qu’elle
le préviendrait aussitôt que quelqu’un la trouverait. Bien sûr, avait répondu
mon grand-père, et moi je suis Geoges Clooney. Ma grand-mère prépare maintenant
à manger. De l’escalope de veau assortie de délicieuses pâtes et champignons
garnis avec sa sauce exquise. Pour la taquiner, mon grand-père dit qu’en réalité,
il s’agit simplement de pâtes et de veau. Ma grand-mère, non sans un sourire
malicieux, l’envoie chercher du pain et de la crème fraîche chez Aldi. La
gendarmerie a rappelé. L’officier demande à parler à mon grand-père, vous
savez, Geoges Clooney. Un passant a trouvé son alliance devant les marches
menant à la bibliothèque.
Il rentre une heure plus tard, avec
la crème, le pain et un chien aussi, comme l’a toujours souhaité sa femme. Il
voulait faire une surprise. Ma grand-mère éternue. Elle lui parle lentement en
expliquant qu’elle est allergique aux animaux mais que ce n’est pas grave, elle
va le ramener au chenil. En s’approchant de son mari abasourdi, elle laisse
tomber son magazine intitulé « l’Alzheimer, une des causes de mortalité en
»rance". Et le chien pousse un long gémissement de terreur,
inquiétant ainsi tout le voisinage.
Les médecins ne comprennent pas. La
maladie de mon grand-père s’aggrave toujours plus intensément de jour en jour.
Il se rend de plus en plus souvent et de plus en plus longtemps a l’hôpital, où
il passe examen sur examen. Ma grand-mère dit qu’il cherche tout, des objets,
des souvenirs, un moyen de s’en sortir, mais qu’en réalité il se cherche lui.
A l’école, nous avons étudié un
documentaire animalier décrivant la chaine alimentaire. Un prédateur choisit sa
proie, patiente, attend le bon moment, puis, à une vitesse démesurée, jaillit pour l’atteindre.
Se débattre ne servirait à rien, et il ne reste alors plus qu’à vivre jusqu’au
moment où le prédateur le décide. La vie relève ainsi du bon vouloir de la
mort. Je sors avant tout le monde en prétextant l’autorisation de sortie de mon
grand-père pour le voir quelque peu. J’ai profité de son absence pour maintenir
la serrure de la porte de derrière, alors que celui-ci souhaitait appeler un
serrurier de l’entreprise «Carrosa Industry», et je souhaitais voir sa réaction
lorsque je serais parvenu à mes fins.
Il me fallait de l’huile légère, mais
je dus me contenter d’huile de cuisine Lesieur pourtant bien plus épaisse. Je
recouvrai délicatement la clef de cette huile et l’insérai dans la serrure. Je
la tournai dans les deux sens pour enduire les différents endroits. Une demi-heure
plus tard, j’étais satisfait.
A l’hôpital, ils lui ont dit que ce n’est
pas normal, que la maladie se développe trop vite. Il me raconte que là-bas, il
a vu un malade oublier qu’il ne savait pas nager et plonger au centre de la
piscine de rééducation. Il a fallu l’intervention des secouristes pour le tirer
d’affaire.
Le docteur a appelé et a expliqué que
la maladie vient de dépasser le stade trois. Le stade trois, l’étape
habituellement déchirante pour la famille, avoue-t-il. Ma grand-mère me demande
de me rendre chez le pâtissier, chercher les profiteroles que mon grand-père
adore. Sur le chemin du retour, je rencontre un de ses collègues. Il
m’interroge quant à sa maladie, s‘il reviendra rapidement au local du service
d’innovations de Citroën, il dit qu’ils ont besoin de lui là-bas, qu’il y a un
petit problème dont lui seul a la clef et finalement, me demande de lui
souhaiter un prompt rétablissement. Je lui dis que non, non il ne reviendra
pas, il ne pourra plus les aider, il n’y aura pas non plus de rétablissement. Roger
de son prénom, ouvre la bouche puis la referme, et au loin, un enfant pleure
toutes les larmes de son corps. Il a perdu son jouet, sans doute ne le
retrouvera-t-il jamais. Roger me dit qu’il n’y a plus de vie sans espoir. Je
lui réponds qu’alors il n’y aura plus de vie. Et je les quitte, lui ainsi que
le petit enfant qui s’est désormais calmé, comme s’il avait fait le deuil de
son jouet.
Un an déjà, un an que la maladie s’est
déclarée. Je le regarde, son corps est avec nous, mais son âme est déjà loin.
Il m’a oublié, comme il a oublié ma grand-mère, comme il a tout oublié.
Certaines de ses paroles me reviennent à l’esprit. Pourquoi, avait-t-il dit un
jour de pique-nique sur les rives du lac Saint Point, pourquoi le soleil
brille, pourquoi existons-nous, pourquoi les hommes existent-ils, pourquoi tant
de haine entre nous ! Tant de questions sans malheureuse réponse. Et aujourd’hui
il est là, allongé sur un lit, un brouillard épais au-dehors. Pourquoi tant de
mal ?aurais-je ajouté si j’avais su ce que la vie réservait.
La télévision est allumée. Je mets le
matériel de jardinage à l’abri, prévoyant l’orage. Je retourne le voir. Ma grand-mère
s’occupe de lui, comme elle le fait depuis près d’un an maintenant. Elle me dit
que la fin est proche. Il est allongé sur le lit en chêne massif, ses beaux
cheveux blonds formant une auréole, les traits détendus, calme comme il l’était
avant. Voilà un an qu’il l’attendait. Elle arrive. Le tableau médiéval, au-dessus
de lui, représentant un chevalier portant une cape et deux épées scintillantes,
rayonne dans toute sa splendeur. Et il dit finalement d’une voix claire et
limpide que à partir de ce moment, la mord dépendra de la volonté de vivre. Ses
paupières et ses lèvres se referment lentement, indéniablement, tout comme mon
espoir il y a un an maintenant. Ses lèvres s’entrechoquent. Un bruit sourd,
mélange d’impuissance, de devoir et de soulagement s’en échappe. Soudain l’orage
éclate. Un long bruit craintif provenant de nulle part, d’un endroit convoité
ou haï, l’enfer ou le paradis. Un éclair zèbre le mur opposé. Le tableau représente
désormais la faucheuse aux allures de chevalier. Il lâche ma main, comme la vie
pourrait se lasser et s’offrir à la faux. L’instant d’après il n’en est plus.
Le ciel a retrouvé sa couleur éternelle, le tableau son apparence réelle et
moi, mon impitoyable souffrance, nouvelle.