dimanche 11 mars 2012

Ecriture d'invention - d'après Le Drap, par Alexandre


Je ne comprends pas. Mon grand-père m’observe, me contemple pendant que je fais mes devoirs de mathématiques, une fonction telle que F est égale à 8x2 + 3. Mon grand-père d’ordinaire ouvert me déchiffre presque craintivement, une ride nerveusement engendrée par un effort inconnu. Hier, il est venu me chercher à la sortie des cours, provocant ainsi l’hilarité de tous mes camarades de classe. Je n’en ai pipé mot au long de la soirée, toutefois, au moment de lui souhaiter une bonne nuit, je lui ai demandé pourquoi il était venu, «alors que tu sais très bien que j’en ai horreur». Il m’a tout simplement ignoré. Finalement, j’ai décidé dans l’immédiat de ne pas aller me coucher et de rejoindre ma grand mère assise sur le divan blanc, «moelleux et confortable, il a tout pour vous plaire». Elle écoute, manifestement sans grand intérêt, un de ces feuilletons à l’eau de rose dont l’héroïne subit toutes les foudres du monde… Elle déclare que cela l’exaspère de ne pouvoir regarder que ce genre de programmes, la faute à une parabole délabrée, que la famille a déjà assez de problèmes ainsi pour ajouter ceux des autres. Et pourtant.
Mon grand-père m’a expliqué, il dit qu’il s’en excuse, qu’il n’était pas en forme car il avait égaré  son alliance au complexe sportif Leo Lagrange auquel il s’était rendu pour jouer au squatch. Il avait également prévenu la gendarmerie, laquelle lui avait expliqué qu’elle le préviendrait aussitôt que quelqu’un la trouverait. Bien sûr, avait répondu mon grand-père, et moi je suis Geoges Clooney. Ma grand-mère prépare maintenant à manger. De l’escalope de veau assortie de délicieuses pâtes et champignons garnis avec sa sauce exquise. Pour la taquiner, mon grand-père dit qu’en réalité, il s’agit simplement de pâtes et de veau. Ma grand-mère, non sans un sourire malicieux, l’envoie chercher du pain et de la crème fraîche chez Aldi. La gendarmerie a rappelé. L’officier demande à parler à mon grand-père, vous savez, Geoges Clooney. Un passant a trouvé son alliance devant les marches menant à la bibliothèque.
Il rentre une heure plus tard, avec la crème, le pain et un chien aussi, comme l’a toujours souhaité sa femme. Il voulait faire une surprise. Ma grand-mère éternue. Elle lui parle lentement en expliquant qu’elle est allergique aux animaux mais que ce n’est pas grave, elle va le ramener au chenil. En s’approchant de son mari abasourdi, elle laisse tomber son magazine intitulé « l’Alzheimer, une des causes de mortalité en  »rance". Et le chien pousse un long gémissement de terreur, inquiétant ainsi tout le voisinage.
Les médecins ne comprennent pas. La maladie de mon grand-père s’aggrave toujours plus intensément de jour en jour. Il se rend de plus en plus souvent et de plus en plus longtemps a l’hôpital, où il passe examen sur examen. Ma grand-mère dit qu’il cherche tout, des objets, des souvenirs, un moyen de s’en sortir, mais qu’en réalité il se cherche lui.
A l’école, nous avons étudié un documentaire animalier décrivant la chaine alimentaire. Un prédateur choisit sa proie, patiente, attend le bon moment, puis, à  une vitesse démesurée, jaillit pour l’atteindre. Se débattre ne servirait à rien, et il ne reste alors plus qu’à vivre jusqu’au moment où le prédateur le décide. La vie relève ainsi du bon vouloir de la mort. Je sors avant tout le monde en prétextant l’autorisation de sortie de mon grand-père pour le voir quelque peu. J’ai profité de son absence pour maintenir la serrure de la porte de derrière, alors que celui-ci souhaitait appeler un serrurier de l’entreprise «Carrosa Industry», et je souhaitais voir sa réaction lorsque je serais parvenu à mes fins.
Il me fallait de l’huile légère, mais je dus me contenter d’huile de cuisine Lesieur pourtant bien plus épaisse. Je recouvrai délicatement la clef de cette huile et l’insérai dans la serrure. Je la tournai dans les deux sens pour enduire les différents endroits. Une demi-heure plus tard, j’étais satisfait.
A l’hôpital, ils lui ont dit que ce n’est pas normal, que la maladie se développe trop vite. Il me raconte que là-bas, il a vu un malade oublier qu’il ne savait pas nager et plonger au centre de la piscine de rééducation. Il a fallu l’intervention des secouristes pour le tirer d’affaire.
Le docteur a appelé et a expliqué que la maladie vient de dépasser le stade trois. Le stade trois, l’étape habituellement déchirante pour la famille, avoue-t-il. Ma grand-mère me demande de me rendre chez le pâtissier, chercher les profiteroles que mon grand-père adore. Sur le chemin du retour, je rencontre un de ses collègues. Il m’interroge quant à sa maladie, s‘il reviendra rapidement au local du service d’innovations de Citroën, il dit qu’ils ont besoin de lui là-bas, qu’il y a un petit problème dont lui seul a la clef et finalement, me demande de lui souhaiter un prompt rétablissement. Je lui dis que non, non il ne reviendra pas, il ne pourra plus les aider, il n’y aura pas non plus de rétablissement. Roger de son prénom, ouvre la bouche puis la referme, et au loin, un enfant pleure toutes les larmes de son corps. Il a perdu son jouet, sans doute ne le retrouvera-t-il jamais. Roger me dit qu’il n’y a plus de vie sans espoir. Je lui réponds qu’alors il n’y aura plus de vie. Et je les quitte, lui ainsi que le petit enfant qui s’est désormais calmé, comme s’il avait fait le deuil de son jouet.
Un an déjà, un an que la maladie s’est déclarée. Je le regarde, son corps est avec nous, mais son âme est déjà loin. Il m’a oublié, comme il a oublié ma grand-mère, comme il a tout oublié. Certaines de ses paroles me reviennent à l’esprit. Pourquoi, avait-t-il dit un jour de pique-nique sur les rives du lac Saint Point, pourquoi le soleil brille, pourquoi existons-nous, pourquoi les hommes existent-ils, pourquoi tant de haine entre nous ! Tant de questions sans malheureuse réponse. Et aujourd’hui il est là, allongé sur un lit, un brouillard épais au-dehors. Pourquoi tant de mal ?aurais-je ajouté si j’avais su ce que la vie réservait.
La télévision est allumée. Je mets le matériel de jardinage à l’abri, prévoyant l’orage. Je retourne le voir. Ma grand-mère s’occupe de lui, comme elle le fait depuis près d’un an maintenant. Elle me dit que la fin est proche. Il est allongé sur le lit en chêne massif, ses beaux cheveux blonds formant une auréole, les traits détendus, calme comme il l’était avant. Voilà un an qu’il l’attendait. Elle arrive. Le tableau médiéval, au-dessus de lui, représentant un chevalier portant une cape et deux épées scintillantes, rayonne dans toute sa splendeur. Et il dit finalement d’une voix claire et limpide que à partir de ce moment, la mord dépendra de la volonté de vivre. Ses paupières et ses lèvres se referment lentement, indéniablement, tout comme mon espoir il y a un an maintenant. Ses lèvres s’entrechoquent. Un bruit sourd, mélange d’impuissance, de devoir et de soulagement s’en échappe. Soudain l’orage éclate. Un long bruit craintif provenant de nulle part, d’un endroit convoité ou haï, l’enfer ou le paradis. Un éclair zèbre le mur opposé. Le tableau représente désormais la faucheuse aux allures de chevalier. Il lâche ma main, comme la vie pourrait se lasser et s’offrir à la faux. L’instant d’après il n’en est plus. Le ciel a retrouvé sa couleur éternelle, le tableau son apparence réelle et moi, mon impitoyable souffrance, nouvelle.




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire